Albert Robida, dessinateur, auteur, aquarelliste, graveur...

« Parmi ceux dont le talent ne peut être comparé à aucun autre, Robida est assurément un des premiers par l’Imagination, l’Esprit de facture, l’Érudition de la plume et du crayon et aussi par la variété des procédés. C’est un des plus extraordinaires tempéraments qui se soient produits dans notre pays au cours de ce siècle, un des mieux inspirés surtout pour la mise en livre hâtive et ingénieuse d’une idée toujours vivante et personnelle, suivi d’une exécution rapide et toujours excessivement fantaisiste...»

Octave Uzanne, «Un artiste écrivain, illustrateur, peintre-graveur, lithographe, architecte et voyageur, Albert Robida » L’Œuvre et l’image, n° 4, février 1901, p. 3

Né le 14 mai 1848 à Compiègne, Albert Robida y passera son enfance et son adolescence, avant de gagner Paris à l'âge de dix-huit ans.

Compiègne et la région qui l'entoure sont imprégnées des souvenirs architecturaux du passé chers à Viollet-Le-Duc, mais une bouffée de la vie parisienne pénètre la tranquille sous-préfecture par le biais des festivités qui animent le Château, résidence royale, puis impériale. Ces deux pôles d'attraction, l'un tourné vers le passé, l'autre vers l'actualité parisienne, semblent avoir façonné profondément les goûts de Robida.

Une forte myopie interdit au jeune Robida de suivre la même carrière d'artisan que celle de son père menuisier-ébéniste. À l'issue de sa scolarité à l'école primaire, Albert Robida, qui a une belle écriture, entre dans l'étude de Maître Rouart à Compiègne. Peu intéressé par les tâches de gratte-papier, il met à profit ses moments de loisirs pour dessiner des saynètes humoristiques. « Le Manuel du parfait notaire », un petit cahier manuscrit à la verve plutôt irrévérencieuse est — dit-on — découvert un jour par Maître Rouart qui aurait alors conseillé une autre voie à son employé farceur.

Appuyé par le caricaturiste Cham et recommandé à Alexandre Dumas père, Albert Robida, selon son souhait le plus cher, part tenter sa chance à Paris comme dessinateur de presse. Il débute en novembre 1866 au Journal amusant. Ses dessins « de chic », pleins d'humour, lui valent de collaborer dès l'année suivante en qualité de chroniqueur et de caricaturiste à d'autres périodiques parisiens également voués à la satire des mœurs, comme Paris-Caprice, Le Polichinelle ou Paris Comique. Ces deux derniers titres publient en 1869-70 les premiers dessins d'anticipation de Robida liées au thème de la guerre, extraits d'un album manuscrit « La guerre au 20eme siècle — Campagne de Jujubie ».

À son arrivée à Paris, il habite à Belleville, chez des lointains cousins, les Noiret, dont il épousera la fille Cécile, en 1876. Attachés désormais à la région parisienne, Robida et sa famille résideront successivement à Belleville, à Argenteuil à partir de1882, au Vésinet de 1894 à 1917 et enfin à Neuilly sur Seine.

En 1870, pendant le Siège de Paris et la Commune, Robida se fait reporter de guerre, saisissant, sur ses carnets de croquis, les contrastes de cette période terrible. Malgré leur tonalité grave, ces croquis incisifs ne sont pas exempts de clins d'œil humoristiques que ce soit dans le dessin lui-même ou dans la légende. Exécutés très librement, parfois rehaussés de lavis à l'encre de chine, ils donnent une vision de la réalité bien différente de celle des clichés académiques ou patriotiques diffusés par les journaux d'actualité ou les ouvrages publiés ultérieurement. Reproduits en partie dans la presse de l'époque, comme La Chronique illustrée ou Le Monde illustré ces croquis seront publiés en fac-similé en 1971 dans L'Album du Siège et de la Commune. Après cette série de dessins pris sur le vif, le dessin de Robida s'affranchit des contraintes de thème et de format propres à la presse illustrée, le jeune dessinateur acquiert à ce moment une maturité artistique qui caractérisera désormais son œuvre.

Sous la IIIe République, il reprend sa collaboration à des périodiques tels que Le Monde illustré. Correspondant de ce journal à Vienne au moment de l'Exposition universelle de 1873, il publiera aussi des croquis de mœurs dans le quotidien illustré autrichien Der Floh.

À partir de 1871, l'hebdomadaire La Vie Parisienne absorbe l'essentiel de son activité, car il y publie de grandes planches, ainsi que des vignettes, une semaine sur deux environ. Ses compositions mêlant le texte et l'image, foisonnantes de personnages, débordantes de fantaisie, conçues avec beaucoup d'élégance, préfigurent la bande dessinée.

La femme moderne et élégante y tient une grande place. Elle devient en effet un sujet de prédilection dans l'œuvre de Robida, qui s'exprime aussi bien dans la caricature que dans le livre illustré, dont La Grande Mascarade parisienne (1880) est un exemple.

Au début de la même année, Robida fonde avec Georges Decaux — qui sera, jusqu'en 1892, son éditeur quasi exclusif — l'hebdomadaire La Caricature qui constitue l'aboutissement de sa création dans le domaine de la presse satirique. Robida sera, jusqu'en 1892, le rédacteur en chef de cette publication où il attire de jeunes dessinateurs, comme Caran d'Ache, Job ou Bach, mais il n'en demeure pas moins le principal collaborateur, se chargeant seul, les premières années, d'un numéro sur deux. Le crayon de Robida s'allie à la plume pour critiquer, avec humour et fantaisie, dans des planches restées célèbres, l'actualité nationale et internationale. Le caricaturiste égratigne volontiers certains courants ou personnages des arts et des lettres : l'impressionnisme, Sarah Bernhardt, Zola et le naturalisme, ou encore les Voyages au théâtre de d'Ennery et Jules Verne.

Les fameux Voyages extraordinaires de ce dernier sont pour Robida une source d'inspiration et une cible rêvée. Et celui-ci de lancer gaillardement la surenchère avec la publication d'un roman abondamment illustré Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul dans les cinq ou six parties du monde et dans tous les pays connus et même inconnus de M. Jules Verne (1879). Le héros, élevé par des singes, rencontre, au cours de ses aventures haletantes sur les cinq continents, les mythiques personnages de Jules Verne, plutôt encanaillés. Celui-ci se souviendra à son tour, dans son roman Gil Braltar, comment Farandoul a su utiliser ses amis quadrumanes pour triompher, un moment, de la perfide Albion.

C'est dans cette décennie que Robida publie ses deux grands ouvrages d'anticipation, Le Vingtième Siècle (1883) et sa suite La Vie électrique (1892) où il dresse, avec une plume et un crayon humoristiques, une fresque étonnamment prophétique de notre société de la fin du XXe siècle. Il met en scène de grandes innovations techniques sorties tout droit de son imagination, telles que le « téléphonoscope », système de télévision-internet, les tubes terrestres à grande vitesse et les aéronefs. Mais le « chroniqueur de l'avenir » qu'est Robida « prend toujours en compte l'extension sociale de l'objet technologique ». Grâce à l'information présente dans chaque foyer, les transports facilités, la vie domestique allégée par l'apparition de la cuisine industrielle, la femme se libère : devenue électrice et éligible, la voici banquière, avocate, journaliste ou politicienne. Robida réfléchit à l'évolution générale des mœurs et imagine que la peine de mort a été supprimée, et que les détenus sont désormais en semi-liberté. Mais cette bienheureuse civilisation de la fée électricité n'est pas parfaite. Les habitants des villes devenues gigantesques souffrent de surmenage, l'industrialisation ne va pas sans la pollution, tandis que guerres et conflits rythment ce vingtième siècle déréglé.

Robida, qui n'a pourtant rien d'un va-t-en guerre a eu, sous son manteau de dessinateur humoriste, des intuitions — hélas ! — géniales en imaginant La Guerre au vingtième siècle — qu'il déclinera dès 1869 (inédit), puis en 1883 et 1886 — telle que ce siècle la connaîtra : conflits meurtriers, surtout pour les civils, utilisation de « la gueuse de science » pour la mise au point d'armes nouvelles, apparition des engins blindés, des aéronefs bombardiers, utilisation des armes chimiques et « miasmatiques ». Son œuvre d'anticipation militaire se poursuit par l'illustration de La Guerre Infernale (1908) de Pierre Giffard, avant de se conclure par son roman, L'Ingénieur Von Satanas (1919), violent pamphlet contre la guerre, écrit en réaction à la Première Guerre mondiale. Cet épisode l'a très douloureusement marqué avec la mort d'un de ses fils et les graves blessures de deux autres.

L'illustration de La Fin des livres (1995) d'Octave Uzanne et de La Fin du cheval (1899) de Pierre Giffard complètent son œuvre d'anticipation « civile », avec son dernier roman, Un Chalet dans les airs (1925).

En attendant que l'apparition du cinéma et du… téléphonoscope permette d'animer les images du futur qu'il a créées sur le papier, Robida va utiliser le célèbre cabaret du Chat Noir de Rodolphe Salis à Montmartre pour les mettre en scène. Futur, mais aussi passé se mêlent dans La Nuit des Temps ou L'élixir de rajeunissement, pièce de théâtre d'ombres jouée en 1889.

Mais Robida ne se contente pas d'excursions dans l'imaginaire, il est un grand voyageur sur le terrain. Infatigable et plein de curiosité pour le passé, il commence, dans les années 1870, à parcourir l'Europe, armé de ses carnets de croquis, d'abord mandaté par les périodiques auxquels il collabore, ensuite par goût personnel.

Son intérêt se porte sur les villes, dont il fait revivre par la plume et le crayon les vieilles pierres. Au retour de ses voyages, il va ainsi publier de 1878 à 1880 la série des Vieilles Villes : Italie, Suisse, Espagne. Dix ans plus tard, il met en chantier la série magnifiquement illustrée de La Vieille France : Normandie, Bretagne, puis Touraine et Provence (1890-1893). Les craintes de son éditeur devant la concurrence de la photographie l'empêchent de réaliser son rêve, la « couverture » de la France entière. Mais il continuera d’exploiter cette veine après 1900, au travers de nombreux ouvrages, de guides touristiques et d'affiches, sur l'étranger (Rothenburg : une Ville du passé, 1910) et sur la France et ses provinces.

La même profession de foi l'anime lorsqu'il s'agit de l'histoire architecturale de Paris : « Toujours sur la brèche pour la défense des intérêts artistiques de Paris toujours menacés ». Robida publie deux ouvrages érudits et richement illustrés Paris de siècle en siècle (1895) et Le Cœur de Paris (1896). L'Exposition universelle de 1900 lui fournit l'occasion d'exprimer sa passion pour les reconstitutions du passé avec la réalisation du « Vieux Paris », dont il est à la fois le concepteur et le maître d'œuvre. Construite en majeure partie sur pilotis, entre le Pont de l'Alma et la passerelle de Billy, cette « attraction » de l'Exposition, avec ses monuments, ses théâtres, restaurants et échoppes, ses habitants et ses corps de métier en costume d’époque, connaît un vif succès populaire.

Le goût de Robida pour le passé s'exprime aussi dans l'illustration des textes de grands auteurs anciens. Inaugurée par les Œuvres de Rabelais (1885-86), superbes de verve et de truculence, son œuvre se poursuit avec sensibilité dans les eaux-fortes des Œuvres de François Villon (1897) et des Poèmes et ballades du temps passé (1902). D'autres publications luxueuses rendront hommage à Balzac, Dumas, Sand et Shakespeare.

La veine de la littérature pour l’enfance s'était tout d’abord manifestée par deux romans exubérants de fantaisie et illustrés avec humour, La Tour enchantée (1880) et Le Voyage de Monsieur Dumollet (1883). À partir de 1889 et jusqu'à la fin de sa carrière, elle va constituer une part significative de son œuvre. Robida transpose sa passion de l'histoire dans de nombreux ouvrages pour la jeunesse écrits et illustrés par lui — d'abord publiés dans Le Petit Français illustré, d'Armand Colin — comme Le Capitaine Bellormeau (1900) ou simplement illustrés comme le très beau François 1er, Le roi chevalier de G. Toudouze (1909). Toujours infatigable, alors qu'il dessine dans la Sainte-Chapelle de Paris, Robida est victime d'un refroidissement. Le 11 octobre 1926, à Neuilly-sur-Seine, c'est la fin de son « parfait bonheur sur cette terre » qui était de « dessiner et peinturlurer ».

Jean-Claude Viche

Portrait d’Albert Robida à l’Exposition Universelle de 1900, publié en illustration d’un article sur « Le Vieux Paris », Le Monde moderne, 1er semestre 1900.